Comment j'ai rencontré des ours au bout du monde

Je reprends la route aujourd’hui, sous la pluie, et apparemment toute ma semaine va être pluvieuse. Je quitte Ottawa en pleine nuit, la Gaspésie se mérite et je dois passer la journée sur la route (départ d’Ottawa à 2h30, arrivée prévue à Gaspé vers 17h). Ça fait longtemps que je voulais voir cette partie du Québec. Cet été je franchis le pas et prends le temps d’y aller et de découvrir un de ces bouts du monde (il me faudra de la patience car il n’y a presque pas de transport en commun local: 1 bus par jour).

La Gaspésie est au bout du Québec, c’est comme une langue qui s’avance dans l’océan. Je vais tout au bout de la péninsule pour atteindre le cap Gaspé, qui se termine en une falaise sur laquelle trône un phare. J’ai construit des images de ce à quoi ça peut ressembler, je m’imagine un paysage de bout du monde à l’écossaise. J’espère que le chemin vers le bout du monde n’est pas trop plat et offre des points de vue panoramiques sur l’océan. Et j’espère que malgré le fait de ne pas avoir de voiture, je pourrai atteindre les sentiers et randonner vraiment, pas seulement le long des routes pour rejoindre l’entrée du parc.

Ce matin dans la voiture la conductrice de mon covoiturage renforce un peu mon imaginaire en racontant qu’elle va passer l’été dans son bateau accosté à Gaspé, et peut-être mettre les voiles pour Terre-Neuve. Ces récits de croisières à voile vers le Labrador, en Nouvelle-Écosse et autour de la péninsule gaspésienne donne un peu plus de charme au voyage. Elle raconte avoir aussi fait de longues randonnées en kayak de mer, autour de l‘île d’Anticosti par exemple. Ces histoires me font un peu plus rêver à cette évasion de la civilisation vers le bout du monde. Je vais retrouver ce cher Canada rural, je me demande à quel point la région est déserte. On atteint Rimouski, le dernier gros carrefour de trafic avant d’entrer dans la Gaspésie. Après Matane, on suit la 132, la route côtière. Belle, puisqu’au détour de virages légèrement en hauteur on est souvent gratifié d’un panorama sur les collines boisées et la berge rocailleuse du Saint-Laurent. On coupe le chemin en traversant les collines des Monts Chic Chocs pour atteindre Gaspé après 990km depuis Montréal.

Je peux prendre le bus local vers la péninsule et rejoindre l’une des auberges que j’avais repérées. J’y trouve un ensemble de chalets de bois, dont un ancien bateau posé sur la terre, construits par les propriétaires au bord d’une falaise, comme au bout du monde, avec une toilette sèche, pour toute source d’eau potable une fontaine comme dans les bureaux, et surtout une salle commune très chaleureuse. L’auberge est surtout peuplée par les bénévoles qui en prennent soin, dont plusieurs français. Je me réchauffe un peu au coin du feu en planifiant ma randonnée de demain. Et je me résous à finalement aller me coucher pour être en forme demain, la nuit dernière fut courte.

un ancien bateau devenu chalet

Cette nuit la pluie a résonné contre les murs du chalet-dortoir presque sans cesse, et encore à mon réveil. Je quitte l’auberge et longe la route jusqu’au parc, sous une pluie fine. Il y a pas mal de passage sur cette route, je devrais pouvoir faire du pouce si besoin un de ces jours.

une falaise depuis l'Anse-au-griffon

Le parc est bien sûr désert et le chemin est une piste et semble plutôt facile. La pluie a cessé, je profite même d’une pause sèche dans un abri fermé. J’arrive à un moment à l’intersection de la piste et du sentier international des Appalaches, qui était ma cible. Après avoir randonné une section de ce sentier aux États-Unis la semaine dernière, je vais pouvoir le continuer jusqu’au bout du monde, jusqu’au cap Gaspé. Cet après-midi je me contente de continuer dans la forêt sous la pluie jusqu’à l’abri-dortoir sur le sentier. J’y arrive en début d’après-midi et décide de m’y arrêter pour la nuit, c’est le plus près du cap que je peux dormir. Je partirai tôt demain car le cap Gaspé est à 18km. Je vais pour une sieste en entendant la pluie faire des claquettes dans la forêt. La sieste, ponctuée de réveils, à duré tout l’après-midi. La pluie s’est un peu intensifiée, je resterai donc assurément ici. J’espère juste qu’elle s’arrêtera pour mon réveil demain matin pour me laisser profiter de la journée pour voir le cap Gaspé depuis les différents points de vue que j’aurai.

mon abri pour la nuit

Ce matin le réveil est étrangement difficile. Je me suis réveillé plusieurs fois pendant la nuit à cause d’un mal de tête et malgré ma sieste de 4h hier après-midi je resterai bien un peu plus dans mon sac de couchage. Je me motive à partir maintenant que la pluie s’est arrêté. Le début de la journée se présente bien, j’atteins assez vite l’entrée dans la péninsule du parc de Forillon puis la tour d’observation du mont st-Alban. Malheureusement ce matin le brouillard est épais et je ne vois rien des nombreux points indiqués sur les barrières: le cap Gaspé, l’île de Bonaventure, voire Terre-Neuve (j’imagine que même par beau temps c’est difficile de voir cette île). En redescendant des randonneurs me parlent d’un porc-épic mais je ne l’ai pas vu. Des panneaux indiquent aussi une grande densité d’orignaux, mais c’est pareil, je n’ai pas la chance d’en voir.

Par contre à une intersection je vois plus loin sur un sentier une ourse et son petit. Les deux silhouettes bougent mais je ne crois pas qu’ils m’ont vu. Les femelles pouvant réagir brusquement et dangereusement je ne m’attarde pas à prendre une photo et choisis un chemin par lequel je peux m’éloigner rapidement. Je regarde derrière moi mais ils ne m’ont a priori pas vu ou en tout cas pas suivi. Je ne traîne pas. Je trouve un abri assez vite où des employés du parc ont déjà allumé un feu. Parfait pour une pause au sec et se réchauffer un peu, puisque depuis ce matin les bancs le long du chemin étaient mouillés et le vent soufflait.

la côte du golfe du st-laurent

Le chemin suit maintenant le bord du Golfe du Saint-Laurent. La vue n’est pas encore bien dégagée mais déjà on voit les côtes rocailleuses de la péninsule, les falaises constituées de couches de roche bien nettes. Après peu de temps je surprend un ours. Pas le temps de sortir mon appareil photo, il détale dès qu’il me voit. Un peu plus loin au détour d’un virage je vois un ourson. J’en vois tout de suite deux autres précédés de leur mère. Je décide de ralentir mais de les garder dans mon champ de vision pour être sûr qu’ils ne se cachent pas dans les buissons. Erreur, je vois très vite la mère qui m’a perçu et fait demi-tour. Je recule lentement et suffisamment loin, je vois la famille disparaître. Je ne sais pas s’ils ont continué le chemin ou se sont caché dans les buissons. Je m’approche lentement et un petit tombe d’on ne sait où. Me doutant que la mère n’est pas loin je recule presque en courant et reprend un poste un peu plus loin. J’attends 10 minutes avant de retenter ma chance. Cette fois-ci à l’approche de l’amas d’arbres j’entends un grognement. Je pense que c’est la mère. Je choisis de faire demi-tour pour de bon. Je croise deux Québécois et leur dis de faire attention. En effet plus tard ils me racontent avoir fait un détour pour éviter la mère qu’ils avaient vue dans l’arbre. Bien m’a pris de faire demi-tour.

Je longe la côte un bon moment, en admirant les rares maisons à proximité des falaises, avec le golfe en fond. Certaines de ces maisons ont été aménagées en musée par le parc. Gaspé fut en son temps un port de pêche de morue dynamique et important. Les marins, la plupart étaient des colons venus des îles anglo-normandes comme Jersey ou Guernesey, profitaient de quantités de poissons abondantes. Des marchands firent fortune en récupérant le fruit de leur pêche et l’exportant en Europe. Gaspé tirait profit du temps pas trop humide pour le séchage des morues pour exporter tôt dans la saison vers l’Europe. De cette apogée il ne reste pas grand chose. Le lieu-dit de Cap-aux-os est désormais une suite de bâtiments le long de la route et les maisons dans le parc sont presque toutes vides. Mais la Gaspésie s’est diversifiée. En plus de la pêche, le tourisme, l’exploitation du bois et les éoliennes permettent à l’économie de tourner, même s’il semble que la région se vide lentement, les principaux immigrants sont des retraités originaires et la région qui ont passé leur carrière à Montréal ou Québec.

Oceanic waves on the peninsula Cap Gaspé Peninsula houses

Gaspé vient du mot Mi’kmaq Gespeg qui signifie le bout du monde. L’arrivée au bout du monde, au cap Gaspé, se fait par une forêt, et c’est le phare que je découvre subitement entre deux arbres. Du haut de la falaise du cap on ne voit pas grand chose, sinon que l’on est bien au bout du monde, seule de l’eau est devant nous. Il faut descendre vers une plate-forme, le vrai bout du monde, pour prendre conscience de la falaise elle-même. Celle-ci est impressionnante et on peut facilement penser aux marins qui devaient être prudents pour éviter toute collision définitivement fatale.

Cap Gaspé, the land's end

Avant de quitter le parc, je tombe sur quelques voitures arrêtées le long de la route. Je m’approche et voit une ourse et un ourson qui sort des hautes herbes de temps en temps. Je peux enfin prendre l’ourse en photo.

Finally taking a picture of that female bear

Je retourne à Gaspé, la ville suivante (à 30km tout de même) en faisant du stop. C’est probablement mon plus gros coup de chance puisque la première voiture s’est arrêtée. Un Québécois de la région qui fume et me raconte sa belle vie, son job lui permettant de ne travailler que 2 jours par semaine l’été et ainsi de profiter du parc, des plage et de la nature autour le reste du temps. La région, en plus de son isolation du reste du Québec, subit un hiver rigoureux et long. Cette année les arbres ont fleuri fin mai, début juin seulement et j’ai vu un peu de neige sur mon chemin. Le Canada en général et cette région encore plus, sont rythmés par les saisons. Les Canadiens restent chez eux l’hiver, sortent peu, sauf si nécessaire. Ils hibernent. L’été est l’occasion de sortir, et il est suffisamment court pour que tout le monde cherche à en profiter intensément avant de se réfugier à nouveau au chaud.

La ville de Gaspé est un bourg assez dense (pas une longue suite de maisons en bord de la route nationale comme beaucoup de villages au Québec). Mais elle reste petite avec une poignée de cafés, restaurants et bars. La ville semble se remplir uniquement pour le festival de musique annuel. L’auberge où j’atterris a ouvert la veille et est toujours en travaux de rénovation.

Le voyage se termine ici. Je trouve un covoiturage pour rentrer vers Rimouski. Le conducteur est très bavard, il me raconte un peu la région. Il travaille à Gaspé mais vit à Rimouski (4h30 de route plus loin, qu’il fait toutes les semaines). Il me parle des changements démographiques, comment les entreprises provinciales ou fédérales réduisent la voilure de leurs bureaux locaux car le coût de cet isolement est trop élevé. En même temps, les notables politiques locaux arrivent apparemment à convaincre les dirigeants à Québec de subventionner quelques projets à long terme comme l’installation d’éoliennes pour conserver artificiellement des emplois, même si le coût de ces emplois est très élevé. Je termine ma route par un bus de nuit vers Montréal pour me balader un peu dans la ville avant de rentrer à Ottawa.